Société
Le parler vite
Avant, il s'agissait de parler vrai : une exigence. Il faut dorénavant parler vite : un destin. Comment est-ce venu ? En même temps que ce petit objet qui nous gouverne : le mob. Ou téléphone mobile. De la pratique donc de l'expression courte : "Salut. C'est moi. D'accord. J'arrive.". Et de la forme brève du message SMS. : "Lu @ 2M1 "(Salut, à demain).
Du rythme, aussi, auquel nous accoutument les médias. Les médias audiovisuels. 3h 27 chaque jour en moyenne devant la télé. Et à la radio, quand ça cause, ça cause vite. Ils ont trop à dire les journalistes, quand ils parlent du monde. Et trop peu de temps pour le dire. Minutage verrouillé. Et puis, soyons sérieux. Sur les ondes, on est là d'abord pour rigoler. Pas vrai ? Et surtout, pourquoi se le cacher : afin de faire passer la pub. C'est tout de même gentil de nous le faire savoir dans le cas où nous l'aurions oublié.
Plus lointainement, c'est venu de la dispariition dans les écoles de notre pays d'une formation à l'expresion orale. On n'apprend plus à dire le mot. A lui donner son temps, son visage, son poids. A l'articuler au silence. On apprend la catachrèse et l'hyperbate. La structure narrative. On apprend plus à parler à quelqu'un.
De façon plus massive, nous subissons le joug d'une époque implacable. Nous sommes en phase, sans nous en douter, avec son mode opératoire accéléré. A notre insu, le mode rapide nous agit. La vitesse est aujourd'hui le signifiant maître. Il faut faire vite. Partant parler vite. Le temps est de l'argent. Temps gagné, argent gagné. Il faut être le premier, le premier arrivé, le moins cher, le plus rapide.
L'époque fabrique ainsi des sujets pressés. Pressés même lorsqu'il s'agit de ne rien faire. De prendre le temps de rêver. De regarder l'horizon. "Prendre le temps !" Cet acte inconsciemment est frappé d'interdit. Chargé de culpabilité. L'homme au repos conséquemment s'agite. Voyez son oeil. Observez l'impatience de son pied. Son corps est oppressé. Il parle vite. Sa voix a quelque chose du crépitement de la mitraillette.
L'adolescent électrique préfère le coup par coup. Il pratique la bribe, le nano-fragment. "Ben. Ouais. P'têtre'. OK." On ne peut guère en obtenir davantage. Il ignore la phrase. Ou bien, devenu grand, il la connaît, et son propos se fait fluide. Mais il n'a pas appris l'élocution. Sous l'obligation de paraître cool et cependant de devoir parler vite, il lui faut amollir les consommes (alloïr les on-onnes). De surcroît décolorer les voyelles, abolir les virgules, répudier les points. Enfin achever la phrase avec le début de la suivante avant de reprendre souffle. -Ce dernier : à peine ce que l'on nomme en musique un soupir. Du point de vue sonore, cela donne le bruit incongru d'un borborygme sybillin, inintelligible. Ils ne parlent pas, ces jeunes gens, ils gargouillent. On ne les comprend pas, on les devine. Ce qui présente à l'occasion un avantage douteux : l'occultation de points de friction épineux, qu'on préfère eviter.
Les intellectuels et les animateurs branchés, de l'âge intermédiaire, parlent eux-mêmes dans la précipitation. Ils n'échappent pas à la pression commune. Ils en font même une éthique. Une modalité contemporaine d'exister. Une façon aussi de paraître malin "Je pense vite donc je suis". Entendez : "Je suis top". Ce sont en vérité des virtuoses du concept. Ils n'ont point le pied sur terre mais virevoltent avec brio dans le virtuel. Ils vous bouclent un dossier, un plan d'invasion, un projet de loi en moins de deux. "Pas sots, ces types ou ces nanas", se dit-on. Ils ne sont cependant que discours, leurs mots sont privés de corps et de poids. Ne prouvent que leur vélocité. Leur propos à haut débit ne perfore personne. Valeur performative : quasiment zéro.
Ainsi la France pressée baille, bougonne, grommelle, papote et caquette à toute allure, sans prise véritable sur un réel têtu.
J'en étais là dans ma réflexion -usant de phrases courtes afin d'aller plus vite- lorsque Sarkozy vint. La nation esbaudie n'en crut pas ses oreilles. Une voix lente, articulée, chargée de corps lui parlait. Les citoyens ( abandonnant une belle reine) en firent un roi. Il savait parler. Courir aussi, mais c'est là, je dois dire, une toute autre histoire. A bientôt.
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