Société
La faute d’Heidegger
J’ai je crois compris la raison qui inclina Martin Heidegger, au siècle dernier, à commettre une faute. Une faute inexpiable que l’on a encore du mal de nos jours à lui pardonner. Le philosophe allemand, on le sait, adhéra un moment au parti nazi. De cette faute, peut-être également ai-je compris la raison pour laquelle Heidegger ne s’est jamais expliqué : Cette raison est inscrite dans son œuvre. Elle résulte d’une part des circonstances historiques, et d’autre part du meilleur de sa philosophie. Une raison qui malheureusement interroge notre époque.
Heidegger connaissait l’angoisse. Ce sentiment sans visage qui naît de la peur de la mort. Note : Tout être vivant éprouve le réflexe de défendre sa peau. Eprouve également la volonté organique de “persévérer dans l’être”. En somme, la majorité des humains connaît la peur de la mort. Mais pas tous. (J’en connais un, au moins, qui craint certes le désagrément probable de l’acte du mourir. Mais n’éprouve nulle angoisse à l’idée d’être mort. “Avant d’être conçu, songe-t-il, je n’étais pas. Je n’en garde nul mauvais souvenir. Après ma mort je ne serai plus. Je n’aurai nul motif de m’en plaindre. “Je n’aurai, de surcroît, jamais plus mal aux dents”). Heidegger connaissait l’angoisse de n’être plus. Etait, je présume, de ceux qui s’effraient à l’idée du néant. De ceux que hante la question métaphysique par excellence énoncée par Leibniz : “Pourquoi y a t-il quelque chose plutôt que rien ?”. Laquelle ne comporte pas de réponse démontrable sauf à faire appel aux fables qu’imaginent les religions. L’univers existerait-il vainement ? “Vanité des vanités. Tout est vanité”, comme le dit l’Ecclésiaste” ? Notre personne humaine, cette petite merveille au sein de l’univers, serait-elle née pour rien ? Cette question sans réponse, source d’angoisse par conséquent, doit cependant être posée, pense Heidegger. Non seulement, comme le dit Socrate “une vie sans examen n’est pas une vie vraiment vécue”, mais encore appartient-il aux humains, à défaut d’un sens qui leur soit octroyé, de décider eux-mêmes, à partir de ce déficit, de proposer un sens commun à leur destin. De se forger, autrement dit, de bonnes lois pour vivre ensemble.
Or cette question de l’être et de son pourquoi, à partir de laquelle peuvent se décider les conditions d’une vie bonne a été oubliée, estime Heidegger, par le monde moderne. Lequel a même oublié qu’il l’avait oubliée. Il s’en suit que “les humains font leur histoire sans savoir qu’ils la font”. Et sans même imaginer, apparemment, qu’ils la font mal.
A quoi pense donc le monde moderne ? Sous l’empire du pouvoir de la science et de l’économie, le monde moderne ne pense aucunement au pourquoi. Il pense exclusivement au comment. Au comment des choses. Au comment faire marcher la machine techno-économique qui s’impose à la marche du monde, afin d’obtenir un rendement maximum.
“Facebook offre à ses employées
le financement de la congélation d’ovocytes.
Apple fera de même à partir de Janvier 2015.”
(Journal Le Monde, le 27 octobre 2014)
Le maître-mot de nos sociétés, est celui de la croissance. Il s’agit pour elle de croître en compétence afin de produire davantage. Produire plus et plus vite par les moyens concourants de l’investissement, de la concurrence, et d’une innovation à marche forcée. Consommer plus en multipliant le nombre des humains qui peuplent la Terre. Ceux-ci réduits à l’état de producteurs-consommateurs dociles. Enfin par le moyen d’étendre au maximum le périmètre du marché, celui-ci devenu mondial, en supprimant autant qu’il est possible tout ce qui peut constituer un obstacle ou un frein à la multiplication et à la rapidité des échanges : douanes, frontières, lois nationales, langues, coutumes, particularités culturelles, etc. Devant cette dérive de la société humaine où prévaut la technique, où disparaît formellement tout projet humaniste, Heidegger s’affole. Bien après la guerre, répondant à un journaliste du Speigel, notre philosophe (qui ne croit pas en Dieu) a ce mot : “Seul un dieu peut encore nous sauver.” ! Avant la guerre, dans les années 30, Heidegger visionnaire voit se profiler le danger de cette grande dérive non-humaniste. Il l’aperçoit depuis le cœur de l’Allemagne laquelle commence à se relever de la défaite humiliante de la guerre de 14. Au centre de la Mittel Europa, l’Allemagne paraît à ses yeux prise en étau entre deux modèles déshumanisants dominés par la technique, dont elle ne veut pas : Le libéralisme américain qui privilégie l’individu, et l’étatisme soviétique qui privilégie le collectif. Le premier assujettissant l’individu par la séduction, le second par la coercition. C’est le moment où apparaît en Allemagne un homme autoritaire et probablement fou qui propose à son peuple un rêve. Un rêve d’identité, de grandeur, et d’enracinement dans l’imaginaire d’une race et d’une terre ancestrale. Un chef, un peuple, une terre, une ambition. A ce chef, en la circonstance, Heidegger a t-il eu un moment la faiblesse de faire allégeance, à l’instar de beaucoup d’autres citoyens ?
C’est l’hypothèse que je forme, à un moment de notre histoire où l’empire de la technique se déploie avec une candide insolence. La problématique du comment et du pourquoi repérée par Heidegger dans les années 30 demeure à mes yeux actuelle. L’équivalent de l’apparition du phénomène nazi pourrait aujourd’hui resurgir en Europe.
o