Politique
Europe a disparu.
La mythologie grecque est formelle. Europe nous vient d’Orient. Du proche-orient. Europe est une cananéenne, du pays de Tyr, au Liban. Autant dire une phénicienne. Une fille de très haute lignée puisque son père, Agénor, était le fruit de la rencontre d’un dieu, Poséidon, et d’une femme humaine, Libye. Plus haut dans son ascendance, pour comble, figure un autre dieu, Zeus, qui lui-même s’était amouraché d’une simple mortelle, Io, jolie comme un cœur. Le dieu des mers et le dieu qui règne sur le monde : la généalogie d’Europe vous a cette allure. Et son père, riche fermier, possède non loin de Tyr de vastes troupeaux. Les voir paître indolemment sur le flanc des collines au bord de la mer est un vrai bonheur. Europe, vous pensez bien, est une fille qui sent bon, et une fille superbe. Zeus, l’éternel polisson qui passait par là s’éprend d’elle. Cette jeune fille qui cueille des marguerites dans les près au milieu des troupeaux exerce sur lui un effet irrésistible. Lui rappelle également quelque chose. Lui rappelle Io, précisément. Cette fille qu’il avait tant aimé qu’il avait dû la changer en vache pour se protéger, quoiqu’en vain, des soupçons d’Héra, sa femme jalouse. Pour se venger, celle-ci avait persécuté la génisse. Un taon était chargé de la piquer partout où elle allait. Elle avait ainsi parcouru, notez-le bien, l’espace du monde alors connu des anciens grecs. Une façon de circonscrire un territoire.
Zeus en a-t-il tiré la leçon ? Cette fois, dans sa relation avec Europe, c’est lui-même qu’il travestit. Le dieu prend la forme d’un taureau. Un jeune taureau tout blanc, tout bouclé, mignon à croquer. Le voilà dans le pré. On joue, on cabriole. La voici là juchée sur son dos. De sa main droite, elle s’accroche à une attendrissante petite corne. De sa main gauche elle serre son bouquet de marguerites. On galope vers la mer. On pénètre dans les flots. Zeus emporte Europe vers l’ouest, vers la Crête.
La fête semble-t-il s’achève là. Le dieu se révèle bestial. Pratique l’amour vache. Leurs rapports amoureux ressemblent à un viol. La liaison ne dure que le temps de mettre au monde trois garçons. Peut-être des jumeaux dont l’un, bien connu de nous, a pour nom Minos. Celui-ci devient roi de l’île, épouse une certaine Pasiphaé, mère de Phèdre. Une héroïne familière devenue bien française avec le vers de Racine : “La fille de Minos et de Pasiphaé”.
Pour garder le fil de mon propos, je passe sur des choses très insolites qui se déroulent dans cette île et qui, encore une fois, concernent des histoires de bovins (une vache artificielle, un nouveau taureau blanc que l’on voit sortir des eaux, et un être hybride, un certain Minotaure doté d’un corps d’homme et d’une tête de taureau). Je passe sur ces choses. Car la grande nouvelle qui concerne Europe, est la nouvelle qu’elle a disparu. Dans les récits mythologiques, plus un mot ne la concerne. Si ce n’est qu’on la cherche partout. Ce “On” ne désigne pas ses trois fils, mais ses cinq frères. Phoenix, Cilix, et Cadmos notamment. Europe, la disparue, est alors celle qui incite à la recherche, au voyage. Incite par son absence à explorer des territoires, mais aussi à opérer, chemin faisant, des fondations (sanctuaires, communautés, temples, colonies). Partis à la recherche d’un corps, les cinq frères semblent des missionnaires qui se font des compagnons et investissent dans leur monde nouveau. Phoenix s’est dirigé vers l’Ouest, a traversé l’Egypte, la Libye, jusqu’à Carthage. D’autres s’aventurent vers le nord, l’Anatolie, la mer Noire, la Thessalie. Cadmos, qui nous intéresse particulièrement, va consulter l’oracle de Delphes au cœur de la Grèce. “Où se trouve Europe ?” demande-t-il à la pythie ? Là, ouvrez bien l’oreille. Il n’est pas dit que le propos de la vieille folle qui nous écoute à peine au milieu des parfums ne nous soit pas un peu profitable. “Renoncez à chercher celle que vous cherchez”, leur laisse-t-elle entendre. “Suivez en revanche une vache, et fondez une ville à l’endroit où celle-ci se laissera tomber.” Une plaisanterie ? Une leçon de morale genre “Prenez de la peine, c’est le fond qui manque le moins” ? Avec cette nouvelle histoire de vache, en tous cas, l’oracle vous remet les pieds sur terre. S’inscrit dans le registre culturel du pèlerin qui le consulte. Tout comme dans le registre de la mythologie bovine dont s’entoure le personnage d’Europe. Cadmos, ardent, achète une vache. Pas la première venue. Mais une vache ornée d’une lune blanche sur chaque flanc, comme l’avait été Io, sa très ancienne aïeule (la marqueuse de territoire), dont le nom signifiait : Lune. Sa nouvelle bête, Cadmos la mène vers l’Est. Traverse la Béotie. Bientôt la bête s’effondre. On est à l’emplacement où le frère d’Europe va fonder la ville de Thèbes, dans laquelle Œdipe sera roi. Il peut être utile ici, pour notre gouverne, de nous montrer attentifs à l'identité des auspices entre lesquelles Cadmos dut prendre parti pour fonder la cité.
La fondation de Thèbes
Ce dont doit triompher Cadmos afin de fonder Thèbes, c’est avant tout de l’hostilité d’un redoutable dragon au service d’Arès, le dieu de la guerre, lequel promeut l’autochtonie. Pour offrir à Athéna le sacrifice rituel, préalable à la fondation d’une ville, l’accès à l’eau de la source voisine doit être autorisé. Or le dragon d’Arès en interdit l’accès. Les compagnons de Cadmos qui s’en sont approchés ont été massacrés. Sous le poids d’un énorme rocher, notre héros phénicien brise le crâne du monstre. Athéna apparaît, remercie. Ordonne de semer en terre les dents du dragon. Aussitôt dit, aussitôt fait. Les Spartoï, les “Hommes semés”, autrement dit les autochtones, jaillissent de terre tout armés et hostiles. Au milieu d’eux, malin, Cadmos lance une pierre. Ils s’entredéchirent et s’entretuent. Cinq seulement survivent. Parmi eux, Chtonios. Et d’un commun accord offrent leurs services. Venus d’ailleurs, les fondateurs de la ville se rangent du côté d’Athéna, déesse de la paix. Les “Hommes semés”, du côté d’Arès, le dieu de la guerre. Il faut savoir choisir.
En ce jour d’élection où se joue l’avenir de l’Europe, c’est peut-être en effet entre ces deux divinités qu’il nous faut choisir. Sachant qu’Europe n’est pas un corps qui se donne. C’est lorsque l’on ne la voit plus qu’elle existe. Par les chemins qu’en son nom l’on parcourt. Par les oracles que l’on interroge. Les récits que l’on se raconte. Les temples et les cités que l'on édifie. Et quand, peu à peu, grâce à tout cela, un territoire commun se dessine...
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