Société
Saint Etienne
Quelle étrange idée que de prendre le train pour aller visiter, en touristes, la ville de St-Etienne dans le département de la Loire ! Eh bien, nous l’avons réalisée cette idée, Carla et moi, répondant à l’invitation d’une jeune amie, et nous en sommes revenus enchantés. La ville, jadis sombre, enfoncée dans le corps du Massif Central, se présente aujourd’hui arborée et pimpante. Non sans avoir gardé, en son centre, le bâti de très vieilles maisons édifiées au moyen de larges pierres, d’un volume que l’on observe rarement. La cité stéphanoise est par ailleurs l’une des rares villes à n’avoir jamais répudié son tramway. Et c’est un plaisir renouvelé de le voir se glisser sans fracas au creux des collines le long de ses rues longilignes. “Design”. Le mot est lâché. Le design est aujourd’hui l’image de marque qu’ambitionne de se donner la ville. Aussi ne pouvions-nous, pour commencer notre exploration, échapper à la visite du tout nouveau Musée du Design. Celui-ci occupe le vaste emplacement où se trouvait naguère “MANUFRANCE”, “la MANU”, la célèbre “Manufacture des Armes et Cycles de St Etienne”. A moins qu’il ne se complaise dans la culture de la nostalgie, ou dans le sentiment de déréliction qu’inspire une extrême vacuité, le visiteur préservera la qualité de son tonus moral en s’épargnant l’exploration d’un lieu qui échoue à faire oublier un désastre industriel et commercial. Ce qu’il faut voir, en revanche, si l’on visite la ville qui a donné naissance à Aimé Jacquet, c’est le Musée bien nommé de l’Art et de l’Industrie. Car en ce haut-lieu de travail du tissage et de la mécanique, l’industrie se présente justement comme un art. Mieux que sur les pentes de la Croix-Rousse, à Lyon, nous sont montrés de près les monstrueux métiers à tisser Jacquard, commandés, comme on le sait par un système de cartes perforées –prélude au procédé numérique– exhibant leur extrême complexité. Ainsi nous sautent aux yeux, comme matérialisées, l’opiniâtreté et l’ingéniosité d’une population d’artisans s’acharnant à résoudre des problèmes de technologie à des fins d’utilité économique. Un dessin, pour commencer, nous remémore l’itinéraire qu’empruntait jadis la route de la soie. Au creux de vastes soucoupes, de gros vers gras et vivants grignotent des feuilles de mûriers toutes fraîches. Une pédagogie intelligente, vidéo à l’appui, nous offre à suivre toutes les étapes de la fabrication de rubans et de tissus magnifiques. Un rêve humain réalisé depuis “Qu’une princesse chinoise, nous raconte notre guide (au demeurant charmante) prenait un jour son thé à l’ombre d’un mûrier. Un cocon tomba dans son bol de thé chaud. Un bout de fil imperceptible pointait hors du cocon. Avec mille délicatesses la jolie princesse l’étira. Le fil invisible et solide mesurait un kilomètre”.
C’est au sous-sol de ce fabuleux musée que vous devez vous rendre à présent, afin de découvrir la collection des modèles de cycles produits par l’industrie stéphanoise depuis l’an 1883, date de la fabrication en France de la première bicyclette. Devant la nouveauté de chaque spécimen un fou rire, sachez-le, vous attend. Car vous imaginez la position que devait adopter le cycliste acrobate chevauchant son prototype. Qu’il s’agisse d’un vélocipède à roues de dimensions inégales, d’un vélo bénéficiant de l’apport d’un surcroît d’énergie fourni par les muscles des bras, ou d’un long tandem à trois places. Ce que l’on peut inventer à l’aide de deux cercles et de quelques segments de droite en triangle, avant de mettre au point la petite reine que nous honorons aujourd’hui est inimaginable. Toutes les formes ont été expérimentées. Y compris ce grand cercle vertical au centre duquel, grâce à l’opération du St-Esprit, le pédaleur parvenait à se lover. En ce sous-sol comme au rez-de-chaussée, se matérialise à nouveau sous nos yeux l’intensité du désir humain et sa capacité d’invention (laquelle, reconnaissons-le, si l’on considère les œuvres de la nature, se trouve à bonne école). En tout état de cause, nous disons-nous, il y a matière, ici, à convaincre un riche investisseur étranger à faire confiance à une population locale industrieuse et dans un pays paisible, où les loups, rarement, viennent jusqu’aux portes de la ville. Pour ajouter à notre plaisir, l’écrin même dans lequel se tiennent ces expositions justifierait à lui seul le voyage. Bâti dans les années 1850 pour abriter la nouvelle préfecture, ce haut bâtiment un peu raide n’était aucunement conçu pour servir de musée. On doit à l’architecte Jean-Michel Willmotte, qui réaménagea l’espace intérieur (jouant avec la pierre, le coloris d’un plancher splendide et des volumes cloisonnés de noir) d’en avoir fait un lieu d’exposition approprié parmi les plus remarquables que nous connaissions. Saint Etienne, ville étendue dans un repli caché du Massif Central témoigne de la présence non seulement d’une population ingénieuse mais d’une municipalité qui sait avoir du goût.
Les Açores, assurément, sont un beau pays. Visitez Saint Etienne.
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