Société
Werner Heisenberg
“La partie et le tout”
Le monde de la physique atomique
Champs sciences, 2010
Je ne trouve pas le biais. Le biais qui me permettrait, en quelques mots significatifs, de parler de ce livre comme il le mérite. Voilà huit jours que j’en ai achevé la lecture. Je l’emporte partout, le feuillette, relis les phrases que j’ai soulignées au crayon. M’apprête à en recommencer entièrement la lecture. A refaire ainsi pas à pas l’itinéraire intellectuel de ce savant allemand, Werner Heisenberg, prix Nobel de physique en 1932 (notez la date), connu pour être l’un des fondateurs de la mécanique quantique. Célèbre également pour être l’auteur d’un énoncé fameux, celui des relations d’incertitudes. Enoncé selon lequel on ne peut connaître dans le même temps la position et la vitesse d’un objet quantique. Cette connaissance, au demeurant, étant “dépourvue de sens” aux yeux du physicien quantique ! Tout ceci résultant, bien entendu, de la théorie de la relativité formulée par Einstein en 1906.
La découverte du monde atomique et de la théorie probabiliste des quantas inaugure un nouveau mode de pensée qui vient bousculer l’ancien. Une logique dans laquelle Einstein lui-même, qui s’oppose à Bohr et à Heisenberg, perd un peu son latin. Peut-on se contenter, en physique, d’une estimation statistique ? “Dieu, proteste Einstein, ne joue pas aux dés !”. Et la particule élémentaire, comment diable peut-elle être tout aussi bien une onde ? Eh bien, oui, désormais, grâce à la théorie quantique nous le savons : “une alternative (ou bien, ou bien) ne sollicite pas forcément les réponses oui ou non. Il existe des réponses qui consistent à fixer une certaine probabilité au oui ou au non. Qui portent même à reconnaître une certaine interférence entre le oui et non. Celle-ci ayant une valeur prédictive.”(415). Ajoutez à cela que le réel n’est jamais perçu qu’en rapport à l’homme qui l’observe. Ainsi “l’observation perturbe le phénomène”(184). De sorte que les atomes ne sont plus des “choses” ou des “objets”. Mais “des composants de situations d’observation”(215).
Les audaces et la rigueur de cette forme nouvelle de pensée touchent au fondement de l’exercice traditionnel de la raison. Fondement logique régi par le principe du tiers exclu (si A est B, il ne peut être C). Ce qui ne manque pas d’interroger la philosophie. A Munich, Leipzig, Berlin, Göttingen, les physiciens allemands et leurs hôtes européens se concertent, discutent entre eux à perte de vue, se laissent interpeller par des philosophes. Voyages, symposiums, séjours sportifs en montagne, navigations côtières en bateaux à voile, tout leur est occasion d’échanges approfondis. Ce sont ces échanges que nous rapporte Heisenberg, tel Platon nous relatant les discours de Socrate. On y entend Einstein, Pauli, Niels Bohr, Schrödinger, Otto Hahn, pour ne mentionner que les plus connus, tous lauréats du prix Nobel de Physique. “L’âge d’or de la physique atomique”, se souvient Heisenberg.
Curieusement : pas un mot des voisins, les Français ! Des autres Européens, oui, –qu’ils soient autrichiens, suédois, suisses, danois, anglais, italiens. Des Français : non. Silence sur Becquerel, Poincaré, Pierre et Marie Curie, de Broglie, Francis Perrin, Frédéric et Irène Joliot-Curie, tous comme lui prix Nobel de physique. L’homme, j’imagine, n’aimait pas trop la France. Pour lui un pays vaincu qui s’arroge le droit de se doter de l’arme atomique (378). Ce qui n’empêche par Werner, au demeurant joli garçon, et doté de tous les dons (notamment celui de jouer du piano, et de pratiquer les sports de pleine nature), d’être un camarade sympathique et ouvert, attentif à la pensée d’autrui. Exerçant même, lorsqu’il qu’il était étudiant, des responsabilités dans un “mouvement de jeunesse.”.
De quel mouvement s’agissait-il exactement ? Heisenberg, malheureusement, ne nous l’indique pas. Mais à partir de là s’étend comme une ombre sur la vie de cet homme qui, sans prêter le flanc à l’idéologie nazie, fit le choix de demeurer en Allemagne durant la Seconde Guerre Mondiale et de poursuivre des recherches sur la fission de l’atome...
Ce livre ample, profond, dépourvu du moindre algorithme, prend une place irremplaçable dans l’architecture de l’Histoire.
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