Société
Diogène de Sinope
Exorcisme du spectre de la pauvreté qui nous hante ? Conjuration de la menace pressentie d’une dictature des objets ? Notre époque témoigne d’une inclination pour le crade, l’hirsute, le chiffonné, le mal rasé. Pour la même raison Diogène est un personnage sympathique, mal connu, mais dont on évoque volontiers le nom. On aime son côté voyou, rieur, ennemi de la contrainte, rétif aux lois qui régissent la cité. Diogène est un SDF pittoresque, un clochard philosophe, un mendiant bon enfant.
On oublie que l’homme tout d’abord est un dur. Un ascète du genre stoïcien. Pour survivre, il lui faut faire la manche. Endurer l’épreuve de ceux qui lui refusent l’aumône. Pour s’endurcir, il tend longuement une main suppliante aux statues. Mais l’homme, avant tout, est un militant. Un provocateur. La crasse et le débraillé chez lui sont un discours. Une protestation contre le règne de l’argent, contre la bêtise, la servitude volontaire, dirions-nous aujourd’hui après La Boétie. Diogène ne possède rien. Ne veut rien posséder. Hormis la liberté. La liberté d’être soi, de penser par lui-même. Diogène est un seigneur. Son palais est une amphore. Une grosse jarre sur le bord du sentier. Un tonneau diront les Gaulois. Alexandre, Alexandre le Grand, celui qui allait conquérir l’Orient, passe un jour par là et s’approche : “Je peux tout, lui dit-il, Demande-moi ce que tu veux. Tu l’auras.” Diogène lui répond – “Ôte-toi de mon soleil. Tu me fais de l’ombre.”. Alexandre lui laisse la vie et lui assure du même coup la célébrité.
Notre SDF, un autre jour, arpente la ville à l’heure de midi. Il brandit une lanterne et répète désespérément : “Je cherche un homme.”. Entendez : un vrai. Au bout d’une ficelle, une autre fois, il traîne dans la poussière un hareng. Comme nous traînons nos préjugés. Le bougre en fait de pires. Et d’obscènes. Socrate, quelques années plus tôt, se montrait plus modéré. Se contentait d’affirmer “Je ne sais rien, causons !” A des degrés divers, pourtant, Diogène et Socrate avaient en commun ce trait : la provocation. Pro vocare : ce qui précède la parole, la suscite.
J’éprouve un sentiment à l’égard de Diogène. Je lui dois d’avoir intériorisé le geste d’un grand nombre de nos contemporains : installateurs, plasticiens, compresseurs, grapheurs, bruiteurs, performeurs et autres cracheurs de feu. Ce ne sont pas forcément des artistes, mais ils font signifier des choses. Parler les murs. Quelquefois crier les pierres. Ils ne sont pas de notre époque. Ils sont de tous les temps. Diogène est de tous les temps. Il vend aujourd’hui le Journal des Sans Abris au bout du pont, et se prénomme Jésus.
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